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Quid Novi Rock'n'roll ?

Leonard Cohen – Songs of Love and Hate, 1971

Putain quel pied ! Je n'ai jamais parlé de Leonard Cohen ici. Pourquoi une telle injustice alors que son influence sur le monde du rock est indéniable ? Parce que je ne m'y étais jamais arrêté, tout simplement... Mais quand on se penche, comme je le fais depuis quelques années maintenant sur tous les grands classiques de la musique enregistrée, on ne peut pas vraiment faire l'impasse sur un monument d'une telle majesté. Même en considérant, à raison, que Leonard Cohen n'a rien d'un rocker, on ne peut manquer de noter qu'il est cité parmi les références les plus marquantes de Nick Cave, John Cale et Suzanne Vega – avec qui il a collaboré et qui reprend ses chansons –, que l'album de reprises initié par les Inrockuptibles, I'm Your Fan (1991), réunit R.E.M, the Pixies, John Cale (à nouveau) et House of Love et même – bien que ce ne soit pas franchement ma came – que les Sisters of Mercy se nomment ainsi d'après une des chansons du premier album de Cohen, Songs of Leonard Cohen (1967).

 

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Je ne fais pas mystère de ce que je pense de l'album : tout ce qui suit ne sera qu'éloge et apologie. Il faut toutefois rappeler que c'est un beau petit miracle que la carrière de Leonard Cohen. Issu du milieu juif montréalais, le jeune Leonard Cohen a vingt ans dans les années 50 et n'ambitionne qu'une chose : écrire. Il écrit une paire de recueils de poèmes et autant de romans et fait régulièrement des lectures publiques, parfois en compagnie de musiciens et, si la critique le respecte pour ses qualités littéraires, la coke et les putes ne pleuvent pas autant que les amphétamines qu'il gobe et le succès tarde... « À trente-deux ans, Cohen décide de changer de vie. Lui qui a toujours chanté et joué de la guitare envisage pour la première fois de composer des chansons pour gagner de l'argent(1). » Je garde intacte cette citation de l'indispensable Dictionnaire du Rock de Michka Assayas pour ses derniers mots : Leonard Cohen est entré dans la sphère musicale pour gagner de l'argent. On ne peut que saluer les penseurs de la culture de masse de n'avoir jamais fait de la poésie un genre populaire et lucratif et l'élite artistique – celle qui brasse des thunes, quoi – de toujours l'avoir en référence mais de ne jamais rien faire pour elle. Ainsi détaché de tout risque de faire un jour le moindre dollar canadien avec sa prose, l'ami Cohen a bien dû décrocher sa guitare pour gagner sa croute et aux vues des résultats, tout le monde peut s'estimer heureux...

 

 

Songs of Love and Hate, troisième album du canadien et oeuvre majeure pour lui comme pour l'auditeur est à la fois une énorme dichotomie et un disque miroir. Quiconque connaît un peu l'oeuvre de Cohen ou simplement la chanson que toutes les filles qui ont grandi à mon époque passaient à toutes les soirées et associent toujours au doux visage et au destin tragique de Jeff Buckley, « Hallelujah(2), (3) », sait que l'homme aime mêler les contradictions ; le sexe et la spiritualités se trouvent enlacés de manière si harmonieuse que la dimension indéniablement sacrée de ce qui est quand même le mot hébreux pour louer le Tout Puissant se met ici au service de la beauté magnifique de l'étreinte charnelle. Il faut avouer que c'est fort. C'est une démarche qui se retrouve dès les toutes premières publications de Cohen, comme son recueil Let's Compare Mythologies en 1956, et cette fascination pour la dichotomie et l'union se retrouve dans l'intégralité de son travail – en témoignent tout simplement le titre de son second recueil, Flowers For Hitler (1964) ou son second roman, Beautiful Losers (1966). On comprend bien pourquoi le bonhomme passe autant de temps dans les communautés bouddhistes et zen où l'harmonie recherchée ne nie pas le sdifférences et les oppositions qui sont des fondements de leur pensée. Chez Cohen, il n'est même pas vraiment question d'interroger à quel point des sentiments aussi puissants que l'amour et la haine peuvent avoir de semblable ou de différent, pour lui, ils sont un tout absolument indissociable.

 

Bien que le disque soit conçu comme un miroir avec une face A explorant la haine et une face B explorant l'amour, il résulte de l'ensemble un sentiment général très cohérent mais parfaitement indéfinissable, confus comme un lendemain de dispute ou de rupture amoureuse et pourtant d'une telle force, d'une telle précision qu'il est difficile de s'en détacher. Vous l'aurez compris, la construction en miroir n'est pas étrangère à l'évocation de ce sentiment très particulier qui se place dans l'harmonie parfaite de l'amour et de la haine, ce sentiment étrange dont on pourrait pourtant presque tirer un instantané, ce moment où la balance s'immobilise totalement avec un grincement sinistre. Pour parvenir à cet équilibre « parfait », les chansons de chaque face correspondent entre-elles. « Avalanche(4) », - morceau bien nommé en ce qui concerne son arrivée dans ma vie et dans ma tête - prête son arpège de guitare entêtant à « Love Calls You by Your Name ». La valse lente de « Last Year's Man » revient sur « Joan of Arc » et le magnifique « Famous Blue Raincoat », un des morceaux les plus connus de l'album comme de l'artiste fait également écho à « Dress Rehearsal Rag ». « Sing Another Song, Boys », chanson à refrain et à choeurs répond à « Diamonds in the Mine » qui conclut la face A. Ce procédé se retrouve jusque dans les textes : « Dress Rehearsal Rag » et son reflet, « Famous Blue Raincoat » commencent de la même manière, soit respectivement : « Four o'clock in the afternoon / and I didn't feel like very much » et « It's four in the morning, the end of December / I'm writing you now just to see if you're better ». La correspondance, avec toujours cet effet de miroir, est frappante et parfaitement voulue.

 

En ce qui concerne les textes, je vais, pour commencer, me contenter de vous citer la première strophe de « Avalanche » – on imagine d'ailleurs assez bien ce qui séduit Nick Cave dans ce genre d'écriture.

 

I stepped into an avalanche

it covered up my soul

When I am not this hunchback(5) that you see

I sleep beneath the golden hill

You who wish to conquer pain

you must learn, lean to serve me well

 

Chaque chanson est un petit bijou d'écriture, d'une plume assez démodée, très littéraire, certes, mais qui échappe toujours à l'écueil de la formule ridicule par la force et la justesse qu'elle dégage. Dans le cas de « Avalanche », où l'auteur s'attaque à l'exercice absolument casse-gueule et si souvent ridicule de la personnification de la peine et de la souffrance, c'est fait avec un tel talent que tout coule de source et que la voix dévide des vers magnifiques avec aisance et ferveur. Même quand des symboles gros comme des manoirs s'invitent au sein d'un texte – comme « Joan of Arc », par exemple – ce n'est jamais grossier. Les possibilités d'interprétations sont nombreuses et l'auteur cadenasse volontairement certaines chansons autobiographiques comme « Famous Blue Raincoat » et jette les clés au fond d'un gouffre : on comprend bien qu'il s'agit d'une adresse directe – la chanson est même signée comme une lettre – à un autre homme et qu'il y a une femme entre-eux deux, mais on n'en saura pas plus, le reste est crypté. Dans ce cas précis ce n'est d'ailleurs pas un problème, c'est le sentiment qui aura sûrement un écho en chacun de nous(6) que l'auteur cherche à provoquer et en cela, la chanson est d'une puissance évocatrice remarquable.

 

Les musiques sont à la hauteur du reste et respectent la majesté dramatique des chansons avec une petite incursion dans une démesure toute shakespearienne sur « Diamonds in the Mine » où la folie semble gagner l'interprète principal ainsi que ses musiciens. Le reste du disque est fait avec plus de maîtrise. Enregistré à Nashville sous la houlette du producteur Ben Johnston (Johnny Cash, Simon and Garfunkel, Bob Dylan, the Byrds, the Waterboys, parmi quelques-autres illustres figures avec qui il a travaillé...), le disque est une merveille. Avec uniquement des instruments à cordes – si l'on exceptes les cuivres ajoutés lors de l'arrangement enregistré à Londres – et une guitare classique très en avant le disque tourne nu... En apparence seulement parce qu'il est en fait extrêmement bien arrangé : on trouve des choeurs féminins entêtants et de petits chorus de guitare classique en plus de celle en arpège sur « Famous Blue Raincoat », le tout sur un arrangement pour cordes frottés mixé tout en finesse, bien dans le fond. On à même le droit à une paire de morceaux qui lorgnent vers une country torturée avec « Diamonds in the Mine » et « Sing Another Song, Boys » où on trouve pêle-mêle de la guitare, du banjo, du piano, de l'orgue, de la guitare électrique, des choeurs, et même, pour la première des deux chansons, une cymbale esseulée, unique percussion de tout le disque. Le mixage est magnifique, très particulier, peu compressé avec donc beaucoup de dynamique et une reverb très présente et très pleine ; un traitement qui ne conviendrait pas à beaucoup de chose mais qui participe de beaucoup à l'identité très singulière de Songs of Love and Hate.

 

On ressort de ce disque avec une douce gueule de bois ; nos pensées encore emprisonnées dans un espace mental un peu perturbé par la mélancolie des sentiments qui s'y figent un instant en un temps suspendu. Comme on reverrait en son fort intérieur son premier émoi amoureux embrassant sa pire rupture et que cette image occultait toutes les autres.

 

Yet, the shifting points of view […] on this entire album, and, really, throughout all of Cohen's work, suggest that love and hate, like all seeming dichotomies, are perhaps not as different as they might be at fisrt appear. The more powerful and all-consuming circle is the real goal. […] each of these songs may be heard as a song of both love and hate, each of them a testament to the capacity of the human heart to contain multitudes. And to be torn apart by them(7).

 

Je reprends ces quelques mots d'Anthony DeCurtis car ils résument très bien le propos de l'album ainsi que sa portée ; Songs of Love and Hate est non seulement un disque artistiquement majeur mais aussi une oeuvre d'une intelligence profonde, aussi puissante dans la précision de sa capture et sa restitution des sentiments les plus violents qui peuvent nous animer que dans l'ouverture philosophique qu'elle propose. Une seule formule peut conclure : chef-d'oeuvre.

 

 


NOTES :

1 : Michka ASSAYAS (sous la direction de), Dictionnaire du rock, « Cohen, Leonard », p.361, Coll. Bouquins, Robert Lafont, Paris, 2000

2 : Alors, oui, mise au point assez brève, j'ai décidé de désormais écrire les titres de chansons entre guillemets pour faciliter la différenciation avec les titres des albums en italique. C'est un détail, mais je le signale, parce que je suis un dangereux maniaque.

3 : Allez, on fait un essai tout de suite : « Hallelujah » est apparue pour la première fois sur Various Position (1984) et la version de Buckley sur Grace (1994). À noter cependant que la version que chante Jeff Buckley est une très légère modification du texte originale faite par John Cale avec l'accord de l'auteur en 1991 sur I'm Your Fan dont je vous parlais en introduction.

4 : From Her to Eternity (1984), tout premier album de Nick Cave & the Bad Seeds s'ouvre par une reprise de « Avalanche » absolument glaçante. Très différente de la version originale dont on reconnaît cependant très bien la ligne de basse originellement jouée par la guitare, cette relecture rageuse et dérangeante est une merveille absolue – et accessoirement un des pires moyens de découvrir Nick Cave si vous n'êtes pas amateur de la musique underground toute chelou des années 80, ce qui peut parfaitement se comprendre.

5 : Bossu !

6 : À moins que vous n'ayez jamais été amoureux, ce qui est totalement votre problème à vrai dire...

7 : Sur la version CD, Reissue conduite par Bruce Dickinson, Sony Music BMG, 2007. Cette réédition contient aussi une version alternative « Dress Rehearsal Rag » de 1967 enregistrée pendant les sessions de Songs of Leonard Cohen.



05/06/2014
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