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Quid Novi Rock'n'roll ?

Bruce Springsteen – Nebraska, 1982

En 1985, Springsteen sortait LE disque qui allait l'imposer définitivement comme LA rock star des années 80, Born In The USA. J'ai choisi de me pencher, pour les trente ans du disque – à la louche –, sur son brouillon, une simple maquette composée pour bosser les nouveaux morceaux qui, de tribulations en péripéties, est devenue un album incroyable.

 

Tout guerrier et showman devant l'éternel qu'il soit, le Boss n'en demeure pas moins un angoissé chronique et un artiste d'une rigueur à toute épreuve ; d'où sa promptitude à inverser la vapeur(1) et à surprendre son public en se tenant bien souvent exactement à l'endroit où on ne l'attend pas. Ainsi après l'énorme succès de The River (1980), c'est Nebraska, un album intimiste et dépouillé jusqu'au squelette, qui débarque.

 

Nebraska1982.jpg

 

Ce qui est très drôle dans l'histoire de Nebraska c'est que cette... chose n'aurait jamais dû devenir un album. À la base, Nebraska, une simple cassette enregistrée chez lui par Springsteen, était la maquette du nouvel album du E-Street Band et les répétitions ont démarré sitôt la tournée de The River achevée. Des répétitions prolifiques par ailleurs et Born In The USA – dont on peut trouver la version finalement ôtée de Nebraska pour devenir ce que l'on sait dans le coffret Tracks (1998) –, Cover Me, Glory Days et Darlington County sont mises en boîte en moins de trois semaines(2). Pourtant, rien à faire, les chansons telles qu'elles ont été maquettées ne sonnent pas avec le groupe et les enregistrements solo n'ont pas la même charge émotionnelle que cette foutue cassette. « La magie de la cassette démo, finirent-ils par comprendre, venait de ses défauts sonores : le son fantomatique, le côté plaintif de la voix de Bruce, les rythmes imprécis et les restes de boue fluviale(3) qui mettaient la désolation dans les histoires des personnages. Il devint vite évident que le disque que Bruce pouvait tirer de ces chansons cliquetait déjà dans la poche de son blouson. « Il s'est tourné vers moi et il m'a dit : « Toby, est-ce qu'on peut faire un master à partir de ce truc ? » raconte Scott(4). Et il a sorti la cassette et il me l'a balancée. Littéralement. » »(5). Après un processus de masterisation qui a rendu fou tous les techniciens qui se sont penchés sur le berceau(6), le disque sort enfin et rencontre, contre toute attente, un succès incroyable, tant critique que public.

 

Quelle chance ! Quel putain d'incroyable coup de bol que les choses se soient passées comme ça ! Parce qu'il faut une sacrée lucidité artistique pour oser faire un coup pareil quand les meilleurs studios et techniciens des États-Unis rêveraient de travailler pour vous... Parce que oui, Nebraska est une pure merveille, un bijou rugueux et primitif qui a pourtant le sang des très grandes oeuvres dans ses veines. Vous rendez-vous compte que cette cassette aurait dû finir dans un tiroir ? J'aurais été privé de disque de chevet –  je l'écoute bien souvent pendant que le sommeil me prends. La qualité sonore est bien entendu moins bonne que sur un véritable disque de studio, mais il est évident que personne n'aurait sorti cette chose si elle ne donnait rien d'écoutable : le rendu sonore des bandes analogiques du magnétophone est proprement hypnotique. Le dépouillement du disque, où on n'entend pourtant presque que de la guitare et de l'harmonica, se prête tellement bien à un traitement aussi bizarre... Les qualificatifs me manquent tant c'est particulier ; je crois que c'est Carlin qui résume le mieux la chose en parlant du « son fantomatique ». C'est vrai que tous ces enregistrements ont un côté spectral, éthéré et c'est tout simplement magnifique ; on ressort de ce disque dans l'état second qui succède aux cauchemars.

 

Les chansons elles-mêmes n'auraient pu rêver(7) plus bel écrin sonore et les dix titres que compte l'album sont tous, et je dis bien tous, des merveilles. Pour revenir au côté spectral du son, on y voit facilement un parallèle avec la propre noirceur comateuse de certains titres comme la sombre et meutrière ballade Nebraska qui ouvre l'album, l'hallucinant State Trooper et surtout My Father's House dont l'irréalité, voire l'atmosphère fantastique qui finit par s'en dégager, a quelque chose de fascinant dès les premiers vers : « Last night I dreamed that I was a child / Out where the pines grow wild and tall / I was trying to make it home through the forest / Before the darkness fall ». Chacune de ces chansons est aussi un cas d'école de songwriting ; l'union de la musique, du texte et de la manière de le chanter est faite avec simplicité mais surtout avec génie. Je n'ai même pas d'exemple précis à citer tant c'est un concept qui s'applique l'ensemble de l'album. Le disque est une succession d'histoires de paumés et de personnages broyés par la vie ; c'est cette noirceur dépressive dans les thèmes abordés qui assure la cohésion de l'album et lui confère, elle-aussi, ce charme terrifiant très étrange. Ce n'est pas étonnant que Nebraska soit un disque peuplé de fantômes ou de personnages qui perdent pied avec l'existence ou la saveur de la vie, comme le forçat de Johnny 99, condamné à quatre-vingt-dix-neuf années de pénitencier, Springsteen écrit en effet qu'il a puisé l'inspiration du disque dans son enfance, son propre passé : « The songs on Nebraska connected to my childhood more than any other record I'd made. The tone of the music was directly linked to what I remembered of my early youth. We lived with my grandparents until I was six. Thinking through these songs, I went back and recalled what that time felt like, particulary my grandmother's house(8). There was something about the walls, the lack of decoration, the almost painful plainness(9) ». Il cite aussi quelques influences telles que Flannery O'Connor, dont les histoires lui inspirent quelques thèmes et interrogations spirituelles et métaphysiques et bien sûr le Badlands de Terrence Mallick qui relate le même fait-divers que la chanson-titre et où on retrouve le goût de Springsteen pour les chansons fortement narratives où l'histoire, justement, est porteuse de sens et de questions : « There was a stillness on the surface of those pictures [True Confessions et Badlands, N.D.R], while underneath lay a world of moral ambiguity and violence(10) ». On touche là, certes à l'intelligence de l'auteur, mais aussi à la personnalité quasiment bipolaire de l'homme qui peut faire des shows interminables toutes guitares hurlantes dehors pour ne laisser qu'un public exténué et ravi et concentrer toute son angoisse – et celle de toute une société – sur un seul disque.

 

« Où était passé le Bruce qui martelait la scène de ses semelles et se pavanait sous les projecteurs ? […] Nebraska n'était que noirceur, depuis les gémissement plaintifs de l'harmonica en ouverture du disque titre jusqu'aux meurtres en série, arrestations, procès et condamnation à mort qui le traversaient. Il n'y avait pas un seul espoir de salut dans tout l'album.(11) »

 

Rien, le salut n'existe pas ici, la foi a disparu. Même la chanson finale, Reason To Believe assassine sauvagement tous les espoirs que vous pourriez placer dans son titre : cette raison de croire, ce petit truc qui vous ferait tenir bon, est un mensonge, un miroir aux alouettes.

 

Avec quelques instruments acoustiques(12) – guitare, harmonica, glockenspiel, mandoline, tambourin –, il n'y a guère d'échappatoire à trouver dans la musique. Les passages instrumentaux sont rares et parcourus par le même désespoir. L'harmonica, qui assure la majeure partie mélodique, est lancinant, spectral lui-aussi, comme un cri que personne n'entend et auquel RIEN ne répond. C'est d'ailleurs le problème de tous les personnages des chansons de Nebraska : pris dans la tourmente, quelle qu'elle soit, ils perdent contact avec la société et le monde et, à mesure que leur substance même se dissout, peu d'entre-eux ont la force d'esquisser un sursaut qui raviverait leur humanité. Tous ont baissé les bras, abandonné fierté et rêves, même s'ils ont parfois une infime fulgurance d'autre chose : « Hey ho, rock and roll, deliver me from nowhere ». Même ce cri de détresse ne cache nullement le peu d'espoir placé dans cette vaine supplique.

 

Pourtant, ce que je retiens de Nebraska et qui me frappe encore à chaque écoute, ce n'est pas tant la noirceur que la beauté. Une beauté brute, quelque chose que seule l'alchimie de la chanson peut créer. Au-delà du son, au-delà des mots, au-delà de la musique, c'est finalement la chanson métaphysique, idéale et parfaite qu'on retrouve et c'est beau à en pleurer. Trente-et-un ans et ce disque n'a pas une ride, juste trente-trois sillons où se couchent pour toujours enlacés le désespoir et la beauté.

 

 

 

À la semaine prochaine chers amis, pensez à faire tourner cet article car il vous a forcément plu tant je suis incroyablement doué pour vous saouler avec mes diatribes dithyrambiques et aussi à faire un tour sur la page facebook du blog.

 

 


 

NOTES :

 

1 : Une volte-face pleine de panache serait d'ailleurs bienvenue après trois albums assez peu inspirés : Magic (2007), Working On A Dream (2009) et Wrecking Ball (2012).

2 : Probablement en compagnie d'une bonne flopée de chansons dont peu de gens ont entendu parlé.

3 : Le magnétophone Panasonic, « non professionnel, mais de bonne qualité » (source ci-dessous) ayant accidentellement été noyé par une vague un peu forte alors que Springsteen voguait peinard en écoutant un peu de musique. Impossible de nier la robustesse de ce matériel « de bonne qualité » qui ressuscite de lui-même quelques temps plus tard en causant une assez sévère frousse nocturne à Springsteen.

4 : Toby Scott, l'ingénieur du son en chet du studio Power Station à New York City où les premiers enregistrements de ce qui allait donc devenir Born In The USA ont eu lieu.

5 : Peter Ames Carlin, Bruce, Sonatines Éditions, Paris, 2013, p. 407 – version originale parue en 2012, une lecture que je vous conseille vivement, c'est très très bien foutu et ça a dû être un travail monstre.

6 : En particulier à cause d'une erreur de Springsteen et de son technicien guitares, Mike Batlin – ainsi qu'il est crédité dans le disque ; il semblerait pourtant qu'il y a ait une petite erreur et que son véritable nom soit Mike Batlan – qui se sont débrouillés comme des chefs : « Bruce ne s'était jamais donné la peine de nettoyer les têtes du magnétophone […]. Aucun des deux homme ne savait à quoi servait le bouton de variation de vitesse, si bien qu'ils ne s'aperçurent pas qu'il était réglé accidentellement sur un niveau plus rapide que la normale. Quand Bruce tiqua enfin et le remit en position normale, les enregistrements parurent tout mous, comme au ralenti. » - Ibidem, p. 407.

7 : J'ai le droit de faire rêver les chansons, je suis un artiste, c'est moi le chef, laissez-moi écrire ce que je veux !

8 : Champion de l'autofiction, on devine que Springsteen a puisé My Father's House quelque part par là.

9 : Bruce Springsteen, Songs, Avon Books, New York, 1998, p. 136

10 : Ibidem

11 : Peter Ames Carlin, op. cit., p. 408-409

12 : Et même du synthétiseur sur la version japonaise de My Father's House sortie un peu plus tôt et qui a finalement été coupée pour la version internationale. Ce n'est pas si anecdotique que ça car ce son et cette manière de jouer préfigurent l'esthétique du brillant Tunnel Of Love sorti en 1987 et qui, s'il n'a pas, comme Nebraska, le sang des chefs-d'oeuvre dans ses veines, fait parti de mes disques fétiches.



24/10/2013
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